Premier (et dernier ?) triathlon longue distance sous le soleil niçois
Dimanche 24 septembre 2023. Je suis en train de courir mon 9e Paris-Versailles et pas très loin de battre mon vieux record de 2011 sur cette course mythique que j’aime plus qu’aucune autre. Pas très loin, mais tout très près non-plus, j’ai un coup de mou. Mon pote Seb avec qui j’ai surtout fait de la plongée sous-marine, me dépasse facilement. Il sert de lièvre à une amie et gambadent à grandes foulées. Ils semblent bien plus frais que moi. Seb me propose de les suivre. J’hésite, si je les accroche, mon record tombe, mais je n’ai plus de jus. Je les laisse filer. Je passe la ligne un peu plus tard avec la banane, j’ai fait mieux que l’année d’avant et ne suis qu’à 40 petites secondes de mon meilleur temps, établi lorsque j’étais encore un fringant trentenaire. Car voilà mon drame, j’ai 49 ans à ce moment-là et je sais qu’en mars, se produira l’inéluctable bascule. Ces 50 ans fatidiques, je ne les accepte pas.
Je rejoins Seb qui a un talent particulier pour m’embarquer en cinq mots dans des aventures sportives compliquées. La dernière fois, c’était un SMS anodin qui disait en substance « tiens, au fait, je me suis inscrit au marathon de paris ». On connaît la suite. Cette fois, il me glisse l’air de rien entre deux selfies, « tu serais chaud pour l’Ironman 70.3 de Nice en juin ? L’inscription est chère mais j’ai un moyen de loger à 200 mètres de la course ». Le soir même, sans doute encore sous l’emprise des endorphines du matin, poussé par cette folle envie de ne pas me voir vieillir et aveuglé par l’aura de la marque Ironman, me voilà en train de m’endetter pour 10 ans et de commettre l’irréparable, m’inscrire sur un Ironman. Mais pas un full. Soyons modeste. Juste un 70.3. Faut préciser, sinon ça fait faraud.
Un 70.3 c’est un Ironman de 70,3 miles. On dit aussi half-Ironman soit la moitié de ce qu’on appelle désormais un full distance. Dans le détail, ça consiste à enchaîner 1,9 km de natation au lieu des 3,8 du full, 90 km de vélo au lieu de 180 puis un semi-marathon. C’est beaucoup. Beaucoup trop. Et ça demande un certain engagement. Dès lors, je vais passer 8 mois à ne plus penser qu’à ça.
Je décide donc de me préparer mais de ne suivre aucun plan d’entrainement. Je garde un mauvais souvenir de ma préparation marathon, je ne ferai donc aucune séance spécifique, pas envie. Je vais miser uniquement sur le volume et la régularité. 6 entrainements par semaine, 2 séances de piscine, 3 de course à pied, 1 sortie longue en vélo. Et beaucoup de grand air. Des marches quotidiennes, du vélotaf, des balades, des randos.
Je nage assez mal, comme presque tous les triathlètes amateurs. Et lentement. Mais je peux nager longtemps. 1,9 km ça ne me fait pas peur. C’est seulement 400 mètres de plus que mes triathlons habituels.
Le vélo me fait un peu plus peur. L’Ironman 70.3 de Nice est difficile. Il y a deux fois 9 km de montées. La première fois c’est du up & dowm avec des passages bien raides. La seconde, c’est le col de Vence. 577 m de dénivelé sur 9 km sans un mètre de plat ni un mètre d’ombre. Et moi, depuis que je fais du sport, des cols, j’en ai monté zéro. J’ai dans mon catalogue de performances une vingtaine de sorties vélo à plus de 1000 m de dénivelé mais je n’ai jamais roulé qu’autour de Paris ou en Normandie. Je ne sais pas du tout comment je vais faire ni dans quel état je vais sortir de ces 90 km de vélo, surtout avec 1,9 km de nage dans les pattes.
Quant à la course, c’est encore un autre problème. Il va quand même falloir courir un semi-marathon après tout ça. Et je n’aime pas cette distance. J’aime les courses sur route courtes (10 à 17km) et les trails courts (moins de 30 km). Je n’ai pas couru de semi sur bitume depuis 15 ans. Et je n’ai pas l’allure dans les jambes. De toute façon, j’ai déjà décidé que je le courrai à allure marathon. Mais je n’ai pas non plus envie de m’entraîner à courir à cette allure que je n’aime pas non plus. Donc je vais faire uniquement ce que j’aime, c’est à dire de l’endurance, du fractionné et du dénivelé.
Pendant 8 mois, je nage, en pensant à la baie des anges, je roule, en pensant au col de Vence et je cours en pensant à la promenade des Anglais. J’y pense le jour, j’en rêve la nuit, j’en parle tout le temps. Début juin, je m’autorise si ce n’est un répit, tout au moins une distraction. Je me suis inscrit à un concours sans grand enjeu pour ma carrière mais qu’il serait malvenu de rater. Pas d’épreuve écrite, juste un oral. Alors pendant mes interminables sorties vélo, au lieu de psychoter sur l’Ironman, je me pose des questions compliquées sur ma manière de manager et j’essaye d’inventer des réponses sagaces et enlevées. Je reçois enfin ma convocation. Je croisais les doigts pour que ça se goupille bien et ça va, je suis convoqué le lundi, une petite semaine avant la course.
J-7. Grosse semaine…
Dernier dimanche avant la course. je pars pour une ultime sortie à vélo. Je cherche les bosses les plus pentues pour me rassurer mais aussi parce que je joue à des tas de jeux idiots tels que celui d’atteindre cent mille mètres de dénivelé en un an. Ou de prendre des itinéraires alambiqués pour colorier la carte du monde en y passant avec mon GPS. On n’est pas sérieux quand on a 50 ans.
L’après-midi je remplis mon devoir citoyen. Le soir c’est le coup de massue. Prévisible mais violent. Le lundi, je me présente à mon oral avec le moral en berne et très peu de certitudes. Ça fait 30 ans que je suis fonctionnaire, c’est mon 5e concours. Je n’ai jamais été aussi mauvais. Le lendemain les résultats tombent. Les autres devaient être encore plus assommés que moi. Je suis reçu et bien classé. Et le surlendemain je me remets à ne plus penser qu’à l’Ironman. C’est une bonne thérapie, pendant que je pense à Nice et au col de Vence, je ne pense pas à autre chose.
Alors pour résumer, il est temps que ça arrive et voilà, ça arrive.
Nice
Le vendredi, après 12 heures de voiture (la planète va bien, merci pour elle) dont au moins deux passées dans des bouchons interminables, nous arrivons vers 22h30 à Nice. Je ne peux pas résister bien longtemps, nous partons aussitôt pour le Cours Saleya pour flasher les deux seuls Invaders présents dans la ville puis cap vers Canastel, un glacier qui doit son nom à un quartier d’Oran où ma mère allait manger des glaces au citron de là-bas, du créponé. Le glacier existe toujours, le créponné aussi mais ce n’est qu’un ersatz. Un bon mais simple sorbet au citron. Ma madeleine de Proust fond dans ma bouche et se dissout.
J-1
La journée passe vite. Les distances ne sont pas immenses entre l’appart et la promenade mais nous faisons d’innombrables aller-retours et le podomètre de la montre indique 10 puis 20 puis 25 000 pas. En fin de matinée, Seb part nager pendant que de mon côté, je grimpe en tongs au parc du château. Une pente, des marches, des arbres, y’avait aucun moyen que je résiste.
Après un excellent Pan Bagnat, on part chercher les vélos pour les déposer au parc et répartir toutes nos affaires dans les différents sacs. Ça nous prend presque tout l’après-midi. La fin du jour arrive et je commence à lutter contre le sommeil dès 20h. Je résiste mollement et m’endors avec les poules à 22h comme un bébé pour une nuit sans rêve. Je me réveille six heures et demie plus tard, prêt à en découdre malgré l’heure indécente.
Nous quittons l’appart à 5h30 et nous dirigeons vers le parc à vélo pour poser les bidons d’eau fraiche dans les portes bidon des vélos. Petite déconvenue, nous arrivons face à nos vélos mais un grillage nous en sépare et l’entrée est à 500 mètres. Il faut les parcourir pour rentrer dans le parc puis refaire le chemin dans l’autre sens de l’autre côté de la grille pour revenir à notre point de départ. Le parc ferme à 5h50. On est court, on court. En tongs et en combi de natation. C’est moche. Et stressant. Nous sortons du parc 2 minutes avant qu’il ferme. On papote un peu puis on se sépare. Seb va se placer dans le sas des moins de 38 minutes, moi celui des moins de 45. Voila. J’y suis. C’est juste fou. Presque irréel. Avoir autant attendu et enfin y être. Je ne suis ni inquiet, ni stressé. Je suis juste pressé. Pressé d’y être vraiment, pressé d’entrer dans l’eau.
C’est parti
À 7h02 le bip retentit et me voilà enfin dans la grande Bleue. C’est merveilleux. L’eau est chaude, claire, salée. Elle porte mes trop grosses cuisses et me permet de nager comme si j’étais un bon nageur. C’est grisant. Je double. Il n’y a pas de cohue, on part par lignes de 6 ou 7 toutes les 10 secondes, rien à voir avec le bordel d’un départ en troupeau. Quelques caresses plus que de vraies baffes, un ou deux coups de talons de brasseurs, car oui, même sur un Ironman, certains brassent. Mais pas moi. Moi, je rampe sur l’eau, mes sensations sont exceptionnelles, je nage à l’économie avec l’impression que je pourrais pousser jusqu’en Corse si je voulais. Magique, inoubliable. Quand on nage en eau libre, il y a deux problèmes. Le soleil et les autres. Les autres, c’est une question d’habitude. Des fois, c’est brutal. Préhistorique même. Là, c’est plutôt calme. Civilisé disons. Quant au soleil, il gène surtout au retour. Jusqu’au 3/4 de la course, ma trajectoire était parfaite mais avec le soleil, j’ai plus de mal à utiliser les autres justement, comme balises. J’entends un coup de sifflet, sors la tête et voit un kayakiste qui me fait signe de me décaler. ça me permet de prendre la dernière grosse bouée à la corde et de filer tout droit. Puis c’est fini. C’est passé comme un rêve et je sors de l’eau en 44 minutes, 1er objectif parfaitement atteint, cette journée va être épatante.
C’est reparti
Le système Ironman est très bien pensé, tout est millimétré. On arrive devant son sac, on y récupère son matériel de vélo et on y met ses affaires de nage. Il y a même des chaises, il ne manque que le serveur avec un Perrier rondelle. Et du coup je me traîne. Je trotte gentiment jusqu’à mon biclou, remonte l’interminable parc à vélo puis grimpe sur ma bécane prêt à en découdre.
Après une dizaine de kilomètres de plat, j’arrive à la première difficulté. Je passe sur le plus petit braquet. « Tout à gauche » comme on dit. Ça me va bien. Il ne fait pas trop chaud, des nuages nous protègent du soleil, je suis en pleine forme et j’avale toute cette première partie de bosses avec une facilité déconcertante qui s’explique sans doute par le fait que je ne suis absolument pas compétitif. J’ai tellement à cœur d’arriver en forme sur la partie course à pied que je roule à l’économie. Arrivé à Vence, j’ai un petit pincement parce que ça y est, le reality check, c’est maintenant. Alors go.
En théorie le drafting est interdit mais on est 1800 sur une route de montagne et les arbitres semblent assez peu préoccupés par ce qui se passe deux heures derrière les champions. Donc tout le monde roule en peloton ou presque. Mais pas moi, j’ai une éthique. Et pas envie de prendre une pénalité. Et pas vraiment besoin puisque ce fameux col qui m’a tant fait peur est en fait une formalité. Certes, ça monte continuellement mais à 6 voire 7% maximum. Les côtes de Montmorency sont 5 ou 6 fois plus courtes mais avec des passages à 11 ou 12% alors cette montée-là, je la savoure en amateur.
56 minutes pour en venir à bout. Je n’ai même pas cherché à savoir si c’était un temps correct ou ridicule. Moi, moins d’une heure et aucune souffrance pour grimper le truc qui m’obsède depuis 8 mois, je re signe tout de suite. Puis c’est parti pour 30 km de faux plats et de descentes. Pour autant ce n’est pas vraiment reposant car la route est vraiment pourrie. Le revêtement est atroce, granuleux, accidenté. Mais les décors sont sublimes. Je roule sur grand plateau et parfois je force un peu trop et oublie de repasser sur le petit dans les petites montées, j’y perds sans doute plus d’énergie que je n’en ai conscience. Je commence alors seulement à m’intéresser au chrono. Les 3h30 sont impossibles mais en bourrinant un peu, faire moins de 4 heures semble atteignable en roulant les 30 derniers kilomètres aux alentours de 32 km/h de moyenne. Faisable. Mais j’ai deux hantises. La crevaison et les crampes. Donc je reste prudent et très concentré. C’est fatigant mais j’arrive à éviter les deux et lorsqu’arrive la dernière ligne droite, je me regarde remonter la promenade des Anglais que j’ai arpentée en long en large et en travers en roller quand j’étais ado. C’était une autre époque, au siècle dernier, et à cette époque là, personne ou presque ne faisait de roller. Je n’ai aucune nostalgie, j’y pense, c’est tout. J’arrive au parc à vélo avec la banane. 3h50. Second objectif atteint. En faisant moins de 4 heures sans réel effort, j’avais l’impression, si ce n’est d’avoir accompli quelque chose, tout au moins d’avoir fait le plus dur. J’avais tort.
Il fait désormais une chaleur accablante et je suis beaucoup plus entamé que je ne me l’imagine. Je m’en rends compte pendant ma transition interminable durant laquelle je dois mener un combat épique contre ma paire de chaussettes que je mets presqu’une minute entière à enfiler. Édifiant.
C’est re reparti
Le plan c’était de courir lentement mais de courir tout le temps. Autant tuer le suspens tout de suite, j’ai pas respecté le plan. J’ai couru trop vite puis j’ai marché beaucoup et j’ai fini en boitant. Et c’était moche.
Mais reprenons. Je trottine dans le parc à vélo mais ma montre m’indique que je suis en 5’20 au kilomètre alors que je suis censé rester le plus longtemps possible autour de 5’45. Pourtant côté sensation, j’ai l’impression d’être en footing de récup. J’essaye de ralentir mais ma montre indique 5’15 désormais. C’est plus qu’étrange, totalement inédit et j’en arrive à me dire que ma montre déconne. Mais en vrai, c’est moi qui déconne. Je tiens comme ça pendant deux kilomètres puis après m’être bien re sucré au ravitaillement, j’arrive à repartir sur un rythme plus lent mais le mal est fait. Après 5 km, je suis cuit. Les 5 suivants sont moches aussi mais ça reste de la course à pied. Et lorsque j’arrive à la bifurcation entre ceux qui repartent pour 10 bornes et ceux qui ont fini, j’explose.
Dès lors, je décide, pour survivre, de passer en mode « Cyrano ». Aucun rapport avec le bretteur gascon, Cyrano était le surnom ou le pseudo Internet d’un athlète qui préconisait d’inclure de la marche dans les compétitions de course à pied. Ça fait plus classe de parler de méthode. Même si en réalité, je me suis traîné comme une âme en peine pendant 10 bornes. Concrètement, je cours jusqu’à ce que me cuisses hurlent d’arrêter et je décélère jusqu’à la marche puis je repars. Mes cuisses sont tellement en feu que je parviens à courir environ 45 secondes. Courir est d’ailleurs un bien grand mot. Disons trottiner à 7’30 du km puis marcher ensuite à 10’ au kilo. Je calcule rapidement qu’en tenant ça jusqu’à la fin, outre le fait que ça va être les 10 km les plus longs de toute ma vie, ça devrait me permettre de boucler le semi en moins de 2h30 et donc de finir en moins de 7h30.
Forget l’arrivée au sprint, forget l’objectif moins de 7h, je me reprogramme pour faire moins de 7h30 et d’arriver debout et pas à quatre pattes. C’est long, c’est dur, mais ça passe. Et comme on finit toujours par en finir, arrive enfin le couloir, la foule, l’arche, le speaker qui hurle, la libération et la médaille.
Bien entendu je m’effondre en larmes mais voilà c’est fait. 7h27. Je n’ai pas la moindre idée de ce que signifie ce chrono mais ce qui est certain c’est que je viens de boucler un Ironman. Enfin un 70.3.
Pendant que je courais, pour tenir, je me répétais en boucle que c’était la dernière fois que je m’imposais un truc pareil, que moi le Parisien qui vit dans la plus belle ville du monde, j’étais en train de courir sous les palmiers d’une ville que les trois quarts des habitants de la planète ne verront jamais et qui fait rêver des millions de gens. Que j’étais un privilégié. Que j’avais une chance folle d’être là, de tenir sur mes jambes et de ne pas avoir, à cet instant, de problème plus grave que d’avoir mal aux cuisses. Et que rien ne m’autorisait à lâcher.
On s’est beaucoup dit avec Seb à l’aller, pour se motiver, qu’on serait des hommes de fer mais aujourd’hui, je sais que je ne pourrai pas m’en contenter. Que passer la ligne d’arrivée comme un zombi n’est pas satisfaisant. Qu’il faudra que je m’y re frotte pour courir mon semi sur deux jambes solides. Mais pas demain. Je vais d’abords m’aguerrir sur le format M. J’ai le temps, je ne suis pas si vieux finalement. Et quand je serai prêt, j’y retournerai. Ou pas. Mais si j’y vais, promis, je vous raconterai.