5/6e du marathon de Paris

Chronique d’un échec annoncé

Je n’abandonne jamais. Presque jamais disons. Avant hier, ça ne m’était arrivé qu’une seule fois, aux 24 heures du Mans roller. Mais sur une course à pied, jamais. Jamais je n’ai cédé à la petite voix qui, presqu’à chaque fois, me fait cette proposition alléchante de tout planter là et d’aller manger une glace. Jusqu’à hier donc.

Hier j’ai lâché et aujourd’hui, j’écris pour laisser une trace nette et crue sur ce qui s’est réellement passé dans ma caboche, avant que ma mémoire, mon égo, ma mauvaise foi et mon inconscient ne se mettent d’accord sur une version acceptable qui, à force d’être répétée, deviendra une forme de vérité.  

Déjà, le marathon et moi, faut bien se l’avouer, ça fait deux. J’ai beau courir depuis presque 15 ans, je ne m’y suis frotté que deux fois. Une première fois il y a tout pile 10 ans. J’avais fini. Mal, mais fini. Et j’ai mis des semaines à m’en remettre. Je ne voulais donc plus m’y frotter, préférant les formats plus courts.

Puis en 2018 ça a commencé à me retravailler. Je n’aime pas rester sur un échec et les 4h35 de ce premier marathon m’agacent. Je me suis donc inscrit pour l’édition 2019 que je n’ai pas courue à cause d’une entorse à la cheville. Quand ça veut pas. Le soir même de cette course non courue, ASO, l’organisateur, me propose un tarif préférentiel pour l’édition 2020 et je me réinscris bêtement, sans réfléchir. Je décide presque aussitôt de ne pas le courir non plus et d’ailleurs un voyage au Vietnam se programme aux mêmes dates, j’ai une bonne excuse pour ne pas y aller. Tout le monde connaît la suite. Le marathon est annulée, le voyage au Vietnam aussi et de façon générale, la vie sur terre est annulée ou en phase de l’être. Alors pendant ce temps là, moi, je cours. Avec régularité et application. Et forcément, je progresse. Enfin. Au point de me dire que finalement, et pourquoi pas, et puisque je suis inscrit et patati et ça serait bien de faire mieux que la dernière fois et patata.

Repoussé en avril 2021, je m’attaque mollement à ma préparation. Repoussé une seconde fois au 17 octobre 2021, hier donc, je m’y remets sérieusement et cette fois, je m’y tiens. Du moins jusqu’au 5/6e de la course. Au 34e km, le mental a flanché. Rien d’anormal. Comme toujours, à chaque course, arrive un moment où c’est trop dur. Ma technique est simple, je l’applique depuis 15 ans. Je négocie. Je parle avec mon cerveau et on négocie, km par km. Je lui dis donc, avec la fermeté qu’on me connaît, qu’on verra au 35e. Mais ce 35e sera fatal. Parce qu’il grimpe le salaud. Et à mes difficultés surmontables (jambes dures, fatigue, baisse de la vitesse) s’ajoute une douleur insurmontable. Depuis le début de la course, la douleur piquante de mon adducteur gauche, avec laquelle je vis en harmonie depuis des années et qui généralement se laisse anesthésier par l’adrénaline de la course, ne me quitte plus. Seule, elle est handicapante. Je ne peux plus faire certains coup de pied par exemple. Mais elle reste gérable. Associée aux douleurs normales d’un effort trop long, elle devient envahissante et hier, j’ai refusé de lutter contre les deux.

C’est parti

Mais reprenons. il est 11h11 (trop bien) et je m’élance. Les conditions sont parfaites. Il n’y a pas de foule, la température est idéale, le ciel dégagé, le vent présent mais pas insupportable et j’ai suivi mon plan d’entrainement avec sérieux et application. Je me suis entraîné pour faire moins de 4h et je cours toutes mes séries en 5’40 au kilomètre en restant toujours aux alentours de 155 battements de cœur par minute.

Je prends le départ en forme, bien reposé et avec un poids disons… correct. Dès le premier kilomètre, je sais que je ne pourrais pas faire moins de 4h. Je n’arrive pas à stabiliser mon pouls à 155. Je suis très au-dessus et je mets du temps à trouver mon rythme de croisière. Je suis bien en 5’40 environ mais cet environ me faire perdre 5 à 6 secondes par kilomètre, 15 lorsque je marche aux ravitaillements. Le parcours est assez atroce, de vraies montagnes russes. Ce n’est pas des côtes mais ce n’est jamais plat. Je fais donc sauter la pression tout de suite et je cours bien plus détendu depuis que je sais que je vais sans doute faire entre 4h05 et 4h15 et que ça sera déjà très bien, dans la moyenne mondiale et 20 minutes plus court que mon premier essai de 2011.

Je suis parti dans le sas de 4h15 et comme je cours sur une base de 4h, je double. Indéfiniment. Des centaines de coureurs et coureuses. Je suis un peu haut en pouls mais cette vitesse-là, 5’40 au km, mes jambes la connaissent par cœur. Seule ombre au tableau, la douleur au pli de l’aine qui s’accentue et devient pénible. Je fais comme d’habitude, je l’ignore. Au km 10 j’ai déjà une bonne trentaine de secondes de retard pour 4h ce qui me confirme que ce sera impossible. Je passe les 20km en 1h54’30sec et le semi en un peu moins de 2h01. Pour l’instant, je me mets 8,5/10 en note d’ambiance.

Les kilomètres défilent, sans réelles difficultés et je me sens toujours bien jusqu’au 25e où ça commence à pincer un peu, ce qui est normal. Ma vitesse commence à baisser au 28e. il en reste 14. Je calcule rapidement que même en perdant 20 secondes au km jusqu’au bout, je dois pouvoir accrocher les 4h05 ce qui serait déjà fabuleux.

Au 30e ça devient dur et la douleur devient difficile à supporter. C’est tellement rageant. Je n’ai toujours pas la moindre crampe, tout juste les cuisses un peu dures. Mais cette fichue douleur gâche tout. Au 33e j’accuse le coup. Ces foutus tunnels, quel casse-pâte. Puis vers la moitié du 34e, tout se déglingue et j’explose. J’ai un point de côté au biceps droit. Pas insupportable mais très pénible. Et je suis tout d’un coup très fatigué. Tout cela est habituel et je m’y étais préparé mais je ne parviens plus à gérer la douleur à l’adducteur. Sur le plat, ça va mais là, ça monte. Cruellement. À chaque pas, l’adducteur hurle. Je n’ai pas le choix, je marche en rageant. Et je commence les comptes.

J’ai deux options. Abandonner. Pas glop. Option 2, me trainer à la force du mental et alterner marche course pour arriver au mieux en 4h15, au pire aux alentours de 4h30 comme la dernière fois. Mais est-ce seulement possible ? Je n’hésite qu’une poignée de secondes. Je négocie dur et obtiens de mon cerveau une dernière chance de me remettre à trotter. Je tente pour dire que, mais le cœur n’y est pas. C’est juste insupportable et j’arrête aussitôt. La douleur disparait instantanément à la marche. Alors il reste cette option, marcher les 7 derniers km. Je peux le faire en 1h10. Je regarde ma montre. 3h26. L’addition est vite faite et c’est niet. Un second marathon en 4h35 même pas en rêve. Je coupe ma montre pour m’assurer que je ne changerai pas d’avis et je retire mon dossard et mon bracelet.

C’est terminé. Je me dirige vers le métro, sans l’ombre d’un regret. Tant que je serai seul, pas une seule fois je ne remettrai en cause la pertinence de ce choix. En groupe, avec les gens qui m’entourent et qui sont déçus pour moi, c’est plus dur d’assumer cette décision. Il parait qu’on sort grandi de ses échecs. Moi je suis surtout content que ça soit derrière moi. Et la clé de cet abandon est peut-être là d’ailleurs. Je me rends compte que pendant toute la semaine, à chaque fois qu’on me demandait si j’avais hâte d’y être, je répondais que j’avais hâte que ça soit passé.

La version officielle retiendra que j’ai abandonné sur blessure, ce qui est une sortie honorable. Mais moi je crois savoir, au fond de moi-même que j’avais juste pas assez envie de dépasser la douleur et d’aller puiser profond pour finir. Était-ce une décision raisonnable ? Absolument. Est-ce satisfaisant, glorieux ou édifiant ? franchement ? ben… 😀

© Illustration : Régis Hector (que j’en profite pour remercier)